Interactions entre laïcité, fait religieux et travail social

Conférence de Bernard Descouleurs
Conseiller scientifique de l’IFER au Forum de l’Irts de Lorraine le 19 mai 2005
CENT ANS APRÈS 1905

La commémoration de la loi votée en 1905 pour organiser la séparation de l’Église et de l’État nous permet de mesurer l’évolution considérable de la société française au cours du siècle écoulé dans son rapport à la religion.
Nous ne sommes plus dans l’opposition frontale entre l’Église catholique et la République laïque. Les relations entre les deux protagonistes se sont modifiées et assouplies au point que l’épiscopat français a fait un bilan positif de la laïcité dans le rapport Dagens et qu’il ne demande pas une modification de la loi, à la différence de l’Église Réformée de France.
Mais surtout le paysage s’est modifié : la société française, en conséquence de l’immigration et des échanges de population dus à la mondialisation, s’est diversifiée : elle est marquée par le pluralisme ethnique, culturel et religieux.
Si le catholicisme demeure la religion majoritaire, l’Islam est devenu la seconde religion en France devant le Protestantisme, la communauté juive y est la plus importante d’Europe, et le Bouddhisme s’est lui aussi beaucoup développé à partir des immigrés du Sud-Est asiatique depuis la guerre du Vietnam mais aussi en raison de la séduction qu’il exerce sur « les français de souche ». Enfin il faut compter avec un phénomène récent qui se développe très rapidement ces dernières années : les communautés évangéliques issues du Protestantisme américain qui recrutent beaucoup dans les milieux défavorisés.
Ces nouvelles forces religieuses s’imposent dans notre société, elles constituent un fait de société et il serait irréaliste de vouloir l’ignorer. De ce fait la pratique de la laïcité va être appelée à évoluer. Je propose quelques signes de cette évolution :
La non reconnaissance des religions affirmée par la loi de 1905 ne signifie pas méconnaissance. En effet « si la République ne reconnaît aucun culte, il lui importe de les connaître » a affirmé Jean-Pierre Chevènement lorsqu’il était ministre de l’Intérieur2.Ceci est à entendre au nom même du maintien de l’ordre public, non seulement pour la répression des désordres qu’ils pourraient éventuellement susciter, mais aussi et prioritairement pour maintenir l’harmonie du vivre ensemble qui est la première responsabilité d’un État démocratique. La République Française assume cette responsabilité en assurant la liberté de conscience, ce qui va bien au-delà du simple respect de cette liberté. En effet pour que cette liberté de conscience, qui est au fondement de la laïcité, puisse s’exercer, la République garantit le libre exercice des cultes, sans pour autant les salarier ni les subventionner.
Ainsi, contrairement à une opinion largement répandue, la République laïque ne renvoie pas la religion à l’intimité des consciences ni au seul domaine privé des convictions, puisqu’elle garantit le libre exercice des cultes, c’est à dire l’exercice public des pratiques religieuses.
Jack Lang, alors ministre de l’Éducation Nationale, conscient d’une certain échec des politiques d’intégration, demande à Régis Debray en 2001-2002 un rapport sur l’enseignement des religions à l’école laïque.
Constatant l’évolution de la société française et les risques que l’inculture religieuse peut faire courir au vivre ensemble, celui-ci préconise le passage d’une laïcité d’incompétence à une laïcité d’intelligence.
Il importe de souligner ici qu’en promulguant le rapport Debray ce n’est plus le ministre de l’Intérieur, ministre des cultes, qui s’intéresse aux religions, mais le ministre de l’Éducation Nationale : la laïcité passe ainsi du cultuel au culturel. Il ne s’agit plus de la liberté des cultes, du fonctionnement des aumôneries et du catéchisme, « la religion, dira J. Lang, est abordée à l’école comme fait de civilisation, les religions du livre en particulier –mais pas exclusivement- comme éléments marquants et structurants de l’histoire de l’humanité, tantôt facteurs de paix et de modernité, tantôt fauteurs de discorde, de conflits meurtriers et de régression ».
Il s’agit, conformément à la mission de l’école, de lutter contre l’ignorance, la méconnaissance de la culture de l’autre (rites, coutumes, pratiques particulières), en la rendant intelligible. Si les éducateurs laïques ignorent ce domaine du religieux, son interprétation est laissée à la seule gestion des communautés religieuses ou récupérée par des pouvoirs en quête de prise d’influence sur les consciences.
Régis Debray invite précisément à prendre de la distance en ce domaine. En employant l’expression « fait religieux » il considère la religion en tant que fait social, en tant que fait socialement observable. Ce sont ces faits sociaux, c’est-à-dire les pratiques rituelles, les règles comportementales, les fêtes et les célébrations qu’il faut rendre intelligibles. En effet de telles pratiques qui risquent de sembler aberrantes, superstitieuses ou fanatiques, en raison de l’ignorance ou des préjugés, peuvent apparaître comme chargées de sens lorsqu’elles sont re-situées dans leur contexte. Je donne souvent cet exemple, parce que cela m’est arrivé : vous stationnez sur un parking d’autoroute, une voiture s’arrête à côté de vous, les passagers en descendent, c’est le coucher du soleil, ils se prosternent, et l’alignement des postérieurs qui pointent vers le ciel suscite les ricanements des spectateurs. Pourtant, une telle pratique est riche de sens, encore faut-il découvrir ce qu’est l’attitude d’adoration à l’intérieur d’une religion.
Pour surmonter les incompréhensions entre groupes sociaux, il importe en effet de rendre ces faits intelligibles. En ce qui concerne l’enseignement, il convient désormais de réintroduire le fait religieux dans la culture générale, pour lutter contre les peurs, toutes les formes de racisme et de xénophobie. Voilà pourquoi Régis Debray dit qu’il est aujourd’hui nécessaire pour la République, et notamment pour l’Education nationale, de passer d’une laïcité d’incompétence, à une laïcité d’intelligence, parce qu’il y a urgence à découvrir le sens de ces faits sociaux. L’expression « laïcité d’incompétence » signifiant précisément que le fait religieux ne concernait pas cette institution d'État qu’était l’Education nationale, qu’il ne relevait pas de son domaine de compétence …

Ainsi se met en place une nouvelle pratique de la laïcité qui consiste à prendre en compte le fait religieux – à ne plus le méconnaître. Cette prise en compte du fait religieux est une démarche laïque, non-confessionnelle, citoyenne.

Pour Régis Debray, le fait religieux est avant tout un fait social, objectivable : « c’est quelque chose qui se voit : cathédrale, mosquée, synagogue ; qui s’entend : les cloches, un gospel ou une cantate ; qui se respire : l’encens ou la crypte ; qui se lit : la Bible ou le Coran ; qui se croise dans la rue : jeunes musulmanes portant le foulard, jeune juif portant la kippa… Le fait religieux marque aussi le temps à travers le calendrier : les fêtes religieuses, mais aussi les jours de la semaine, avec le dimanche « jour du Seigneur », et les autres jours qui évoquent les dieux de l’antiquité romaine mardi jour de Mars, mercredi de Mercure , jeudi de Jupiter et vendredi de Vénus.
Si le fait religieux est présent dans la rue, il l’est aussi à l’école. Il y est de deux façons :
Dans le public : élèves et professeurs qui appartiennent à des religions différentes et qui le manifestent parfois : cantine, cour de récréation
Mais aussi dans les programmes des différentes disciplines : histoire, lettres, langues…
Il est important que les Travailleurs sociaux –notamment les éducateurs- soient informés et attentifs à ce qui se passe à l’école comme effort d’ouverture des jeunes au vivre ensemble, à la connaissance et à la compréhension de l’autre différent, à l’esprit critique et au discernement : en apprenant à distinguer les différentes formes d’expression des textes : fables, contes, légendes, reportage… ils découvrent que la vérité, le sens, s’expriment de différentes façons. C’est un travail en profondeur qui permet de se prémunir contre les lectures fondamentalistes et les fanatismes qu’elles entraînent… Apprentissage du débat, du respect des opinions différentes, de la critique des points de vue…
Méconnaître le fait religieux, le passer sous silence, c’est entretenir l’ignorance sous la forme de la naïveté et de la crédulité ou de la dérision systématique, attitudes de rejet primaire…
R. Debray le souligne avec force : « la relégation du fait religieux hors des enceintes de la transmission rationnelle et publiquement contrôlée des connaissances, favorise la pathologie du terrain au lieu de l’assainir » Cette nécessité d’aborder objectivement et rationnellement le fait religieux dans sa diversité a été rappelé par le rapport Stasi et par l’amendement de J-P. Brard ajouté à la loi F. Fillon et votée à l’unanimité par l’Assemblée Nationale.
Cette prise en compte du fait religieux est une révolution culturelle, car elle implique la reconnaissance de la légitimité culturelle des religions.
La place des religions dans la société française demeure problématique. En raison même de leur mode d’intervention dans le tissu social et des limites qui leur sont, de fait, imposées.
Les religions parce qu’elles suscitent des communautés d’appartenance créent du lien social, mais dans la mesure où la société ne leur reconnaît pas de légitimité culturelle, ni de légitimité sociale, ce phénomène communautaire risque de se dégrader en ghetto et de favoriser l’instauration du communautarisme.  

LÉGITIMITÉ CULTURELLE OU LÉGITIMITÉ POLITIQUE ?

Peut-il y avoir intégration « réelle » d’un citoyen sans que lui soit reconnue la légitimité de ses aspirations à intégrer sa propre histoire et sa culture particulière, autrement dit sans reconnaissance de ses droits culturels ? Répondre positivement à cette question c’est donner « droit de cité » à des traditions, des pratiques, des visions du monde, venues d’ailleurs, d’un autre horizon culturel. Ce qui signifie que l’intégration républicaine ne se limite plus
à l’incorporation des individus dans la Nation par l’apprentissage de la langue et l’assimilation des valeurs communes de la République pour en faire des citoyens, mais qu’elle implique aussi et en même temps la reconnaissance d’autres appartenances. En effet chaque individu est enraciné dans une histoire et son identité ne peut se construire sans intégrer les repères culturels dont il hérite, et de ce fait l’identité citoyenne, pour être équilibrée, doit conjuguer des appartenances culturelles et des systèmes de références multiples.
La question est de savoir quelles peuvent être l’étendue et les modalités de la reconnaissance de ces particularismes culturels. Ceux-ci doivent-ils demeurer une affaire privée ou leur reconnaissance doit-elle prendre un caractère public et par conséquent être institutionnalisée ?
Autrement dit l’intégration doit-elle se limiter aux seuls individus ou doit-elle être collective ou communautaire, reconnaissant en droit les particularismes ?
Nous retrouvons ici le grand débat entre « intégrationnistes » et « communautaristes ». Le modèle républicain de l’intégration est fondé sur le principe de l’égalité absolue des citoyens français sans distinction. « La République ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français, sans distinction d’origine, de race ou de religion, ce qui s’oppose à ce que soient reconnus des droits collectifs à quelque groupe que ce soit, défini par une communauté d’origine, de culture, de langue ou de croyance ». Les autorités françaises ont opposé ces principes comme autant de réserves lorsqu’elles ont ratifié la Charte européenne des langues régionales et minoritaires et la Convention-cadre pour la protection des minorités nationales.3
Les revendications récentes de l’U.O.I.F exigeant de la République « qu’elle prenne en compte les demandes spécifiques et légitimes des groupes et des individus se réclamant de l’islam » s’inscrivent dans la perspective communautariste qui établit une reconnaissance juridique à certains groupes en leur donnant des droits particuliers. Une telle politique, instaurée aux États-Unis, confère un caractère public et de ce fait une légitimité politique à «l’appartenance » à un groupe particulier.
Le risque est grand alors de voir privilégier le particulier aux dépens de l’universel et de fragmenter le corps social, la conscience d’appartenir à un groupe particulier avec ses codes, sa langue, ses traditions et ses représentations, en un mot sa culture propre, l’emportant sur la conscience commune et le développement de relations avec les différentes composantes de la société.
On pourrait toutefois objecter à cette considération que l’instauration d’une telle politique en France ne ferait que transformer en droit une situation de fait. Les communautés particulières existent et certaines fonctionnent déjà en autarcie culturelle voire économique. Ne serait-il pas plus réaliste de leur octroyer une reconnaissance juridique, et de procéder ainsi à une intégration communautaire, plutôt que de poursuivre l’utopie républicaine d’une intégration des individus citoyens ?
Cette hypothèse réaliste, qui consisterait en fait à institutionnaliser le ghetto, ne consacrerait-elle pas la politique du pire à l’égard de la République « une et indivisible » ?
D’où les questions : intégration individuelle ou intégration communautaire ? Légitimité politique ou légitimité culturelle ?
La légitimité culturelle, pour sa part, ouvre des perspectives plus dynamiques. Elle se fonde sur la reconnaissance culturelle et non sur la reconnaissance juridique. Toutefois cette reconnaissance du particularisme culturel par l’ensemble de la société ne peut s ‘établir qu’au travers de la communication et des échanges. L’intégration des cultures particulières dans la culture commune, dont elles deviennent des composantes, est à ce prix. Elle ne devient possible que dans la réciprocité des échanges.
Plusieurs conditions doivent être respectées. Tout d’abord la « culture commune » doit s’ouvrir progressivement aux cultures particulières en accueillant leurs modes d’expression, leurs valeurs, leur vision du monde, leurs modes de participation au tissu social. Cet accueil devrait se manifester notamment dans les médias nationaux où ces cultures particulières ont à prendre leur place. Ceci se réalise déjà, pour une part, avec certains groupes musicaux, mais il reste beaucoup à faire pour que les autres productions culturelles, littéraires, philosophiques, cinématographiques…y occupent une place consistante, proportionnelle à celle qui est la leur dans la communauté nationale. C’est aussi ce qui se réalise dans certaines Maisons de la Culture ou Maisons de quartier, mais ces réalisations appréciables demeurent encore marginales par rapport à l’ensemble d’une ville où les lieux plus prestigieux de la culture ne sont pas encore investis. Dans l’enseignement scolaire, les professeurs de Lettres en collège ou en lycée peuvent produire de la légitimité culturelle en faisant, par exemple, étudier par leurs élèves des œuvres de la littérature maghrébine francophone (Tahar Ben Jelloun, Les yeux baissés
Réciproquement, les cultures particulières ont la responsabilité de s’ouvrir à la culture commune en intégrant les valeurs fondamentales de la République, notamment le respect des droits de l’homme. Elles ne pourront acquérir de légitimité si elles maintiennent certaines traditions justifiant l’inégalité statutaire des hommes et des femmes, l’excision des filles ou le droit des maris à battre leur femme. Leur intégration dans la culture commune ne sera pas possible si elles s’enferment dans leurs catégories dogmatiques et refusent de s’ouvrir à l’ensemble des savoirs et des connaissances scientifiques. Refus de suivre les cours de biologie par exemple…

LÉGITIMITÉ CULTURELLE DES RELIGIONS

Une certaine pratique de la laïcité en France a consisté à enfermer les religions dans le cultuel, ce qui a conduit à leur refuser pratiquement toute légitimité culturelle. Cette dénégation se fonde sur une conception assez fantasmatique de l’aliénation et de la liberté, la religion représentant l’aliénation et la laïcité le domaine de la raison et de la promotion du citoyen libre et responsable. Conception quelque peu étroite et primaire des rapports de l’aliénation et de la liberté, qui méconnaît la complexité du réel et semble incapable de percevoir la véritable nature de l’aliénation. Celle-ci en effet se nourrit de l’enfermement idéologique et de l’incapacité à s’en distancer pour penser par soi-même.

Toute idéologie dogmatique, religieuse ou laïque, produit de l’aliénation parce qu’elle est en définitive irrationnelle et destructrice de culture. L’histoire a montré à quelles aberrations destructrices de l’humanité ont pu conduire certaines idéologies athées, qu’il s’agisse du nazisme ou du communisme de Staline ou de Pol Pot. Grâce à eux l’enfer est sorti de la symbolique religieuse pour devenir réalité ! A l’opposé, des hommes de foi, tels Gandhi, Martin Luther King, Desmond Tutu ou les théologiens de la libération animateurs des communautés de base en Amérique Latine, ont puisé dans leur religion l’inspiration spirituelle qui a dynamisé leur lutte contre les dictatures ou les apartheids.
Cette relégation des religions dans le cultuel génère à plus ou moins long terme une perversion des rapports entre religion et société, en réduisant parfois jusqu’à l’asphyxie leurs échanges culturels. En effet, dès lors que la religion est perçue comme un archaïsme, un phénomène résultant de cultures révolues, leurs adeptes se trouvent réduits au statut de témoins obsolètes de traditions vouées aux musées des antiquités. Ils sont d’avance discrédités, leur parole n’a plus de légitimité dans les débats contemporains et le dialogue devient impossible. En conséquence de cet apartheid culturel, les communautés religieuses n’ont d’autre solution que le repli sur soi et l’enfermement à l’intérieur de leurs clôtures. Il ne faut dès lors pas s’étonner si le monde extérieur, la société dans son ensemble, est perçu, à partir de ces ghettos, comme menaçant, rejetant, persécuteur. Nous avons là un des facteurs importants de production de l’intégrisme religieux.
Il n’y a possibilité de dialogue que lorsque deux interlocuteurs sont en présence. Si l’existence de l’un des deux se trouve niée, la question ne se pose plus. Il en va de même lorsque l’un des interlocuteurs se trouve dévalorisé par l’autre, ou lorsque la légitimité de son point de vue est purement et simplement déniée.
Rejeter l’homme religieux derrière les murs de sa mosquée, de sa synagogue, de son temple ou de son église, en les considérant comme autant d’asiles d’aliénés, ne favorise ni l’intégration citoyenne ni le dialogue républicain. La Commission pour la laïcité, présidée par Bernard Stasi, a mesuré les risques de fragmentation du corps social que peut générer une telle exclusion : « Nier la force du sentiment communautaire serait vain. Mais l’exacerbation de l’identité culturelle ne saurait s’ériger en fanatisme de la différence, porteuse d’oppression et d’exclusion. Chacun doit pouvoir, dans une société laïque, prendre de la distance par rapport à la tradition. Il n’y a là aucun reniement de soi mais un mouvement individuel de liberté permettant de se définir par rapport à ses références culturelles ou spirituelles sans y être assujetti… Une meilleure compréhension mutuelle des différentes cultures et traditions de pensée religieuse est aujourd’hui essentielle La commission souligne le risque qu’il y aurait à enfermer les populations dans la seule référence religieuse, et à limiter le partenariat aux associations confessionnelles, alors que les associations à vocation culturelle peuvent faciliter le dialogue au sein de la société française. La République n’a pas vocation à légitimer l’existence de communautés, mais elle peut prendre en considération des associations culturelles qui jouent un rôle décisif comme relais de la laïcité.»4 C’est reconnaître explicitement qu’une étiquette confessionnelle peut recouvrir un produit culturel et que ladite étiquette ne doit pas entraîner la méconnaissance du produit, surtout s’il peut faciliter les échanges et la compréhension avec la société laïque.
La liberté de conscience risque de demeurer une fiction si l’ensemble des citoyens n’a pas la possibilité réelle d’accéder aux différents domaines de la culture, y compris le domaine religieux, ainsi qu’à la liberté des échanges. C’est la raison pour laquelle l’enseignement du fait religieux à l’école est devenu une urgente nécessité non seulement pour favoriser la connaissance et l’acceptation des différences, mais aussi et surtout pour fournir les outils rationnels d’intelligibilité et de discernement.

RELIGION ET IDENTITÉ

L’affirmation de l’appartenance à une communauté religieuse peut venir renforcer, soutenir, étayer le travail de construction identitaire. Cette revendication identitaire souligne d’abord la différence. C’est une affirmation d’opposition. Ceci peut se traduire de diverses façons : en observant des pratiques rituelles, en respectant des obligations de pratiques religieuses, des interdits alimentaires, des codes de comportement -par exemple dans la relation homme-femme (un garçon ne serre pas la main d’une femme)-, mais aussi des coutumes vestimentaires. Cette revendication identitaire peut être d’autant plus forte dans le rattachement à une communauté d’appartenance, que les repères de l’identité individuelle sont plus flous et que la personne éprouve de la difficulté à se structurer et demeure fragile. Lorsque le lien social est fragile et peu consistant, lorsque la symbolique sociale est défaillante et sans emprise sur les individus, la symbolique religieuse peut offrir une suppléance. Mais elle peut en même temps être instrumentalisée à des fins idéologiques ou politiques.
Si la religion peut être une composante de l’identité individuelle, c’est parce qu’elle est une dimension de la culture. En fournissant une communauté d’appartenance, elle dit quelque chose de l’origine et elle apporte des réponses concrètes à la question que se pose tout adolescent : « Qui suis-je ? ». Nous savons combien il est important de se « sentir de quelque part », d’être relié à un groupe où l’on se sent reconnu, accueilli. Les communautés religieuses assurent fréquemment ce rôle d’accueil, voire de refuge, aux personnalités à l’identité fragile. C’est vrai des communautés musulmanes, et c’est vrai aussi des communautés baptistes, évangélistes, catholiques charismatiques qui accueillent parfois des drogués ou des sidaiques. Communautés chaleureuses issues du fondamentalisme américain. Je vous renvoie pour cela au numéro 1 du « Monde des religions »5
 
La religion comme système symbolique 
 
La religion peut aussi fournir un référentiel comportemental, une loi, un code de conduite que le croyant doit observer. Cet ensemble de normes peut être source de conflit. Il peut y avoir opposition entre une loi religieuse, ou bien des coutumes religieuses présentées comme une loi, et d’autre part la loi civile du pays d’accueil. C’est un problème difficile car nous savons que l’intégration de la loi est structurante, mais relativiser une loi peut être aussi déstabilisant lorsqu’il y a conflit de devoir.
D’autre part, la religion est aussi une grande pourvoyeuse d’images, de représentations mobilisatrices, elle nourrit l’imaginaire parfois en positif, parfois aussi en négatif. Ce que nous appelons superstition correspond à des croyances et à des pratiques qui s’inscrivent dans un système symbolique. J’insiste là-dessus, parce que croyances et représentations, rites et règles de conduite font système et il existe des sociétés qui maintiennent ainsi leur cohésion précisément parce que cela fait système. Mais cette organisation systémique qui confère cohérence et stabilité à la société se trouve ébranlée par le passage à la modernité
 
Comment concilier religion et laïcité ? 
 
La prise en compte du fait religieux dans le travail social, aussi bien que dans l’enseignement scolaire, ne peut se réaliser que dans le cadre de la laïcité. La laïcité, c’est le territoire de la République, elle est la condition du vivre ensemble dans le respect de la liberté de pensée et de croire, de l’égalité de traitement des différentes religions, et de la fraternité qui permet l’échange et le dialogue. Par conséquent, il deviendrait contradictoire d’engager des pratiques d’exclusion au nom de la laïcité, ce que pourrait provoquer, par exemple, une interprétation rigoriste de la loi sur les signes religieux ostensibles.

Le contexte actuel contraint à ne plus s’enfermer dans le statut de la laïcité d’incompétence, c’est-à-dire, pour ce qui nous concerne, dans une tranquille méconnaissance. Car méconnaître, ignorer, peut être vécu par ceux qui en font les frais comme un manque d’intérêt, voire comme du mépris. Il peut favoriser l’enfermement communautariste. Il est donc essentiel de faire l’effort de s’informer pour connaître, mais aussi pour comprendre.
Il ne s’agit pas, bien sûr, d’entrer soi-même dans la croyance de l’autre, mais simplement de la connaître pour comprendre le système dans lequel il se trouve inscrit et qui constitue une part de son identité. Celle-ci d’ailleurs se trouve souvent dans l’état d’un miroir brisé, aussi, pour en reconstituer l’unité, devons-nous considérer que chacun des morceaux du miroir a son importance.
Dans cette perspective, il apparaît que la prise en compte du fait religieux fasse partie de la responsabilité des travailleurs sociaux.
Mais il nous faut aller plus loin. Car si cette prise en compte du fait religieux doit se réaliser dans le cadre de la laïcité, il nous faut dans le même temps, et en conséquence, éduquer à la laïcité, car c’est la condition de l’éducation au vivre ensemble. Non pas pour nier la religion, mais pour aider à s’en distancer, à situer sa religion d’appartenance relativement aux autres religions, mais aussi aux incroyances. En faisant ce travail d’ouverture au pluralisme, à la complexité du réel, nous ouvrons les esprits à la modernité et aidons à la prévention des attitudes fondamentalistes.
Éduquer à la laïcité est donc une condition du vivre ensemble, ceci ressort des entretiens de la commission Stasi. C’est ouvrir à la connaissance et à la reconnaissance de l’autre différent. Connaissance des religions, mais aussi des différents systèmes de pensée, agnostique ou athée. Découvrir par là qu’il existe des positions différentes à l’égard des questions fondamentales de l’existence, ce que nous appelons les questions du sens. Réponses plurielles qu’il importe de pouvoir identifier afin de les situer respectivement par rapport à sa propre position qui doit devenir de plus en plus personnelle.
Contrairement à ce qui est affirmé parfois de façon trop rapide et superficielle, la laïcité n’est pas neutre. Elle ne peut l’être dans la mesure où elle s’appuie sur un référentiel fondamental, et fondateur, celui des Droits de l’Homme. Si la laïcité est neutre, c’est à l’égard des religions. Elle n’a pas à dire si une religion est meilleure ou plus vraie qu’une autre, mais par contre, la laïcité n’est pas neutre par rapport aux atteintes à la dignité humaine. La laïcité a le devoir de dire ce qui est intolérable à l’égard précisément du respect des Droits de l’Homme.
Dans un État laïc, les religions sont amenées à opérer une révolution copernicienne. En effet, dans un tel État la religion n’organise pas la société, ce qui peut déstabiliser certains croyants en provenance d’autres cultures. La religion ne peut s’imposer à la société en lui imposant des règles de vie. Par contre, la laïcité s’impose aux religions, comme espace de liberté et de rencontre possible des différences. Il en résulte que le travail d’éducation à la laïcité devra rendre évident que l'État de droit républicain n’est pas contre les religions. La loi interdisant le port des signes religieux ostensibles a pu donner cette impression et prêter à ce genre d’interprétation. Mais les responsables religieux, dans leur grande majorité, ont compris, et ils l’ont exprimé, que le droit de notre État républicain non seulement ne brime pas les religions mais, au contraire, crée l’espace de liberté qui leur permet d’exister et de se développer dans un contexte pluraliste. Quant à cet espace républicain particulier qu’est l’école, il se doit d’estomper les différences – c’est le sens de la loi interdisant les signes ostensibles- pour manifester l’égalité citoyenne et favoriser l’apprentissage de la fraternité.
Enfin, la prise en compte de la question religieuse dans une démarche laïque, c’est-à-dire non confessionnelle, pourra aussi permettre de se prémunir contre le communautarisme. L’exercice du travail social au quotidien peut favoriser cette ouverture à la reconnaissance des différences religieuses, en parlant le phénomène religieux, par exemple en situant chaque religion à partir de ses fêtes, de ses rites d’initiation ou de célébration des grands moments de l’existence, en situant ainsi respectivement les religions les unes par rapport aux autres. Ceci peut se réaliser à travers certaines expériences qui favorisent l’expression des cultures différentes, à l’occasion des fêtes religieuses, dans des rencontres festives à l’intérieur d’un établissement, ou dans un quartier, cela existe déjà. C’est une façon de faire du lien social, en faisant se rencontrer les différences. Il est essentiel en effet d’aller au-delà de la tolérance, car la tolérance peut favoriser le communautarisme : on vous tolère, on vous respecte, restez dans votre coin, dans votre quartier, vivez dans votre ghetto avec vos coutumes et vos traditions, c’est très bien chez vous, mais ne venez pas nous en encombrer ! Malheureusement ce n’est pas ce genre d’attitude qui crée le lien social.
Il devient donc urgent de dépasser la tolérance. Pour sortir de l’enfermement communautaire, il est sans doute nécessaire d’aller jusqu’à la reconnaissance qui consiste à percevoir l’autre tel qu’il se perçoit lui-même. Reconnaître l’humanité de l’autre dans sa différence. C’est cela le problème de l’altérité qui a été précédemment évoqué. Reconnaître l’autre dans sa culture différente entraîne, il faut bien l’admettre, des modifications des mentalités, des transformations des manières de voir ou de penser. C’est pourquoi la reconnaissance, si elle est réelle, devient transformante. L’autre me modifie, car il n’y a pas d’altérité sans altération. D’une certaine façon, on ne peut sauver son identité qu’en la perdant, c’est vrai dans les deux sens.

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